Carnet du petit Tom : Physique, biologie et évolution...

30 octobre 2006

Introduction à la phylogénie


"Nothing in biology makes sense except in the light of evolution." Theodosius Dobzhansky, 1973.

Si l'on réfléchit quelques minutes à cet aphorisme célèbre, on réalise immédiatement que l'objet de base en biologie n'est ni la cellule, ni l'organisme, mais bel et bien l'Arbre, l'Arbre des espèces reliées entre elles par l'intermédiaire de leur ancêtre commun. Et la construction et la compréhension de cet arbre est un enjeu majeur de la biologie moderne.

Le but de la phylogénie est de classifier les êtres vivants. Cette classification est basée sur les liens de parentés entre espèces, seul critère réellement scientifique et utile d'un point de vue biologique.

La méthode traditionnelle de classification phylogénétique s'appelle la cladistique. Elle est fondée sur la notion de caractères homologues. Un caractère est "un attribut observable d'un organisme". Classiquement, la cladistique repose sur la classification de groupes frères, à partir d'une liste de caractères. Elle commence par la définition d'un extragroupe (out group en Anglais), animal dont on est sûr qu'il est extérieur au groupe d'étude. Cet animal permettra en particulier de définir une liste de caractères primitifs.

Le cas d'école est de considérer trois espèces à classer (au hasard l'homme, le chat, et l'aigle) et un outgroupe (par exemple la truite). La classification revient à savoir quelles sont les deux espèces les plus proches en regard de la troisième. On construit alors tous les arbres phylogénétiques possibles. A partir des caractères sélectionnés, on choisit l'arbre "correct" suivant le principe de parcimonie. L'idée simple est que si deux caractères sont communs entre deux espèces, il est plus plausible a priori que ce caractère dérive de leur ancêtre commun plutôt qu'il soit apparu indépendamment : on identifie donc les modifications de caractères d'une espèce à l'autre et on choisit l'arbre qui minimise le nombre de mutations. Par exemple, le chat et l'homme sont tous deux des mammifères, contrairement aux oiseaux et à la truite qui pondent des oeufs : ils sont donc plus proches l'un de l'autre qu'ils ne le sont de l'aigle. Cela paraît simple a priori, mais l'exercice demande en fait beaucoup de données biologiques pour des phylogénies plus fines, à l'intérieur d'un même grand sous-groupe. Il faut que le nombre de caractères soit suffisamment élevés pour déterminer l'arbre sans amibiguité.

L'un des intérêts du séquençage des génomes est évidemment qu'il devient possible de considérer les séquences génétiques comme des caractères à part entière, et donc d'appliquer la cladistique aux séquences de protéines. L'approche bioinformatique a dans un premier temps confirmé les résultats d'analyses cladistiques traditionnelles, avant de réorganiser certaines phylogénies de façon plus surprenante. Chez les bactéries, on peut par exemple suivre les transferts "horizontaux" d'une espèce à l'autre : les bactéries peuvent en effet s'échanger de l'information génétique entre espèces, si bien que les branches de l'arbre peuvent se rejoindre, fusionner, se séparer de nouveau. Plus près de nous (toutes proportions gardées), on s'est aperçu que certains nématodes (les vers) ont évolué très rapidement et ont divergé très vite des autres animaux alors qu'ils sont en fait phylogénétiquement proches des insectes. Ces réorganisations de l'arbre du vivant posent des questions incroyablement profondes d'un point de vue de l'évolution, car si la cladistique traditionnelle basée sur la simple observation s'est trompée, cela signifie que certains caractères ou mécanismes de développement apparemment non homologues sont beaucoup plus proches qu'on ne le croit...






Références :

Illustration : "L'arbre de la vie" de Klimt, qui sert de logo à la société européenne d'evo-devo
Un très beau site : l'arbre de la vie
Classification phylogénétique du vivant, de Guillaume Lecointre et Hervé Le Guyader, un très bon bouquin très accessible qui explique en langage clair les principes de classification et propose la classification la plus récente.

26 octobre 2006

Evolution de la spéciation 3 : spéciation en anneau



D'aucuns prétendent qu'il n'y aurait aucune preuve d'événements de spéciation. C'est oublier un exemple naturel tout à fait remarquable : le phénomène de spéciation en anneau.

Imaginez il y a plusieurs millions d'années une population (de salamandres par exemple) arrivant au Nord d'un obstacle naturel infranchissable (un gigantesque massif montagneux). Au fil du temps, nos individus colonisent lentement les alentours du massif en question. Seulement une partie de la population progresse en contournant le massif par l'Ouest, tandis qu'une autre partie de la population contourne le massif par l'Est. Cette colonisation est très lente, sur des temps très longs, si bien que l'évolution (ou la simple dérive génétique) a le temps de se produire. Cependant, des descendants de la population ancestrale restent tout le long du massif montagneux, et toutes les variétés locales se reproduisent entre elles. Néanmoins, quand nos deux populations (Est et Ouest) ont fini de contourner l'obstacle et se retrouvent réunies au Sud, il peut se produire un événement tout à fait fascinant : les populations Est et Ouest ont pu évoluer de façon tellement différente avec le temps qu'elles ne sont plus capables de se reproduire entre elles. Ainsi, tout autour de l'obstacle naturel existe un continuum de populations pouvant se reproduire entre elles, à l'exception d'un point où deux variétés ont été séparées si longtemps que même une fois réunies, elle ne peuvent se reproduire et constituent par définition deux espèces différentes !

Ce phénomène rare et fascinant est un exemple merveilleux d'évolution de la spéciation. Irwin, Bensch et Price ont par ailleurs montré dans un article de Nature en 2001 comment la sélection naturelle peut pousser à cette spéciation en anneau, en étudiant les chants d'un petit oiseau insectivore, Phylloscopus trochiloides tout autour de l'Himalaya. Là aussi, on a affaire à un phénomène de spéciation en anneau tout autour du plateau du Tibet, avec deux nouvelles espèces ne pouvant se reproduire en Sibérie. Dans leur article, ils ont montré comment les chants de oiseaux varient tout le long de l'anneau. Ces chants sont cruciaux car ils permettent aux oiseaux de reconnaître leurs congénères. Partant du Sud, les chants ont évolué vers des formes de complexité différente vers l'Ouest et vers l'Est, si bien que lors de la réunion vers le Nord, les oiseaux ne se sont pas reconnus et ont fini par former des espèces différentes !

Références :
source de l'image des salamandres
page web de Darren Irwin : on peut apparemment écouter les chants des oiseaux (je n'ai pas réussi, à mon grand dam ma debian ne reconnaît pas le format)
Irwin, D.E., S. Bensch, and T.D. Price. 2001. Speciation in a ring. Nature 409: 333-337.PDF sur le site de Darren Irwin
Un article de Darren Irwin, mettant également l'accent sur l'importance de la préservation des variétés naturelles à l'intérieur des espèces

25 octobre 2006

Intermède sans intérêt sur le chauffage new yorkais


Après une période assez peu biologique et avant de nouveaux posts sérieux plus proches de mes préoccupations scientifiques actuelles, un petit intermède consacré à ma vie new yorkaise pour vous annoncer avec fierté que j'ai finalement compris comment fonctionnait le chauffage ici, ce qui m'a permis de régler mon problème chronique de chauffage. Cela n'a pas été une sinécure...

En arrivant dans mon appart new yorkais en Octobre dernier, j'ai tout de suite eu très très chaud. Je me suis donc penché sur mon radiateur, qui ressemble de l'extérieur à un gigantesque parallélépipède blanc surmonté d'un contrôleur (nommé boîte noire ci-dessus). Pas de prises électriques, pas de boutons on/off, rien, impossible de savoir comment il marchait. Malgré tous mes efforts et mes tripatouillages de thermostat, je n'ai jamais pu redescendre la température. A tel point que j'ai passé l'hiver la fenêtre ouverte (compte-tenu de la rudesse de l'hiver new yorkais et du bruit permanent à l'extérieur, je vous laisse imaginer à quel point il faisait chaud chez moi). Il se trouve par ailleurs que je connais la post-doc chinoise qui occupait mon appartement précédemment. Lui ayant expliqué la situation, elle m'a expliqué qu'elle avait passé l'hiver à peu près nue dans son appartement et que de toutes façons on ne devait absolument pas couper les radiateurs, car selon elle cela couperait le chauffage dans tous les appartements situés au-dessus (je suis au 4e étage), et que donc mon seul choix était de mettre à fond la clim tout l'hiver (ce qu'elle faisait très écologiquement).

Toujours est-il qu'au printemps dernier, je commençais à suer à grosse gouttes devant l'été arrivant et à imaginer la compétition intéressante qui allait avoir effectivement lieu entre mon radiateur et mon climatiseur (les deux appareils ne faisant en fait qu'un). Par bonheur, naïf que j'étais devant ce gros parallélépipède imbriqué dans le mur et contrairement à ce que je pensais, le chauffage n'était pas électrique mais bien central et a été coupé autour du mois de mars. Au printemps, les responsables de l'immeuble sont venus inspecter les appareils et ont laissé mon climatiseur/radiateur démonté pendant un mois. J'ai pu ainsi voir l'intérieur de la bête et constater qu'il s'agissait ni plus ni moins d'un vulgaire empilement d'une grille faisant office de radiateur sur un ventilateur et sur un climatiseur. Le climatiseur a ensuite bien fonctionné tout l'été (modulo une super condensation dans l'appart du dessus qui s'est traduit en chute d'eau dans mon salon qui a massacré le parquet, refait en plein milieu de l'été en mon absence heureusement).

L'automne arrive, et il y a quinze jours, le chauffage se remet en route. Je me remets à suer. Un jour, mon chat parvient à se glisser dans la grosse boîte (vous pouvez voir le chat et la grosse boîte en question en arrière-plan ci-dessous). Je démonte donc le capot avant et peux de nouveau apprécier la vision de la bête. Résigné depuis longtemps, je laisse le capot ouvert par paresse.


Il y a deux nuits je suis réveillé par une note continue et puissante qui n'était pas sans rappeler la musique émise par les soucoupes volantes dans "Rencontre du 3e type". Mon coeur bondit dans ma poitrine : c'est donc vrai, il y aurait plus d'enlèvements par les aliens aux US que chez nous ! En fait mon esprit de physicien reprend vite le dessus : je venais d'assister à un phénomène somme toute banal observé par Huygens en son temps. Les tuyaux de mon radiateur semblaient être entrés en résonance avec le gros ventilateur qui tourne en permanence dans la cour extérieure de mon immeuble. Que faire devant ce boucan innommable ?

La moitié du chemin était heureusement déjà faite. Les entrailles du monstre ouvertes, je décidais d'utiliser enfin mon cerveau encore un peu embrumé et constatais après examen l'existence d'une petite molette et d'un boîtier sur le tuyau de sortie. Tournant la molette, je m'aperçus que l'arrivée d'eau se tarissait, que les tuyaux se vidaient et que la vibration disparaissait. Je faisais d'une pierre deux coups : adieu boucan, adieu hiver sous les tropiques, bonjour doudounes et chocolat chauds ! Je reprenais alors le boîtier de contrôle mystérieux pour m'apercevoir que le thermostat contrôlait un petit moteur électrique en aval. Celui-ci tournait à vide, m'indiquant pourquoi je crevais de chaud depuis un an et me confirmant la supériorité de la formation universitaire française sur celle des Chinois. Je maudis par ailleurs plus que jamais la paresse typiquement américaine qui consiste à foutre dans de grosses boîtes effrayantes reliés à des contrôleurs peu fiables des appareils d'usage courant très simple qu'on gagnerait à régler mécaniquement par soi-même...

24 octobre 2006

"Neuroéconomie", rationnalité et évolution

Via Nature, un problème très intéressant montrant comment notre cerveau balance entre rationalité économique et justice sociale.
Les théories classiques de l'économie stipulent que nous sommes à la fois égoïstes et rationnels. La "main invisible" du marché d'Adam Smith est alors le résultat collectif de nos comportements d'agents raisonnables voulant maximiser leur propre intérêt. Pourtant, pas besoin d'être un "rocket-scientist" (comme disent les Américains ) pour s'apercevoir qu'y compris dans nos choix économiques, nous sommes loin d'être rationnels. Güth, Schmittberger et Schwarze ont publié un papier très intéressant en 1982 pour essayer de comprendre ce qui se passe (précision : je n'ai pas lu le papier, n'arrivant pas à me le procurer, je me base sur l'article de Nature).
L'expérience est la suivante et concerne deux individus A et B. On remet 10$ à l'individu A. Celui-ci doit alors donner une somme entière (entre 0 et 10$) à l'individu B. B a alors deux choix : soit il accepte la somme et le marché est conclu, soit il refuse et les deux individus repartent les mains vides.
Le choix rationnel à la "Adam Smith" est le suivant : A veut maximiser son profit. S'il garde les 10$, B refuse car il ne gagne rien, et tout le monde y perd. S'il garde 9$ et donne 1$ à B, B est censé accepter car 1$ est mieux que rien, et A maximise alors son profit. Donc l'issue prédite par la théorie rationnelle est que A garde 9$ et donne 1$ à B.
Dans les faits, il en va tout autrement. En fait, A donne typiquement 4$ à B. La raison est simple : si A donne 1$ à B, B va se dire, en somme "ce A est vraiment un truand; on lui donne 10$ à partager gratuitement et il garde presque tout pour lui, je préfère ne rien avoir plutôt que de traiter avec lui". En somme, B rejette toute offre qu'il juge injuste ! A, lui, anticipe ce refus et opte donc pour un partage plus équitable.
On peut donc qualifier le rejet de B d'"irrationnel" économiquement. L'article affirme qu'une telle réaction a néanmoins pu évoluer car ce genre de comportements peut être bénéfique sur le long terme. En effet, si A est systématiquement injuste, il finira par être rejeté par la société par exemple, un peu à la manière des tricheurs dont j'avais parlé dans un billet précédent. Il me semble de plus que le mode de répartition équitable est ici le choix le plus juste d'un point de vue "philosophique" : dans une perspective très rawlsienne où la justice sociale est de maximiser la situation du moins bien loti, le partage équitable s'impose de lui-même. Notons également que si A et B doivent se mettre d'accord avant de savoir qui va toucher les 10$, la rationnalité économique (qui coïncide ici avec le souci de justice sociale à la Rawls et avec son idée de voile d'ignorance) impose que A et B repartent chacun avec 5$. Le choix effectivement observé qui semble donc irrationnel économiquement n'est peut-être donc que le seul choix moral, qui a de plus été sélectionné par l'éolution !

Dernière précision : les seuls personnes à faire effectivement la transition 9$/1$ sont les adultes autistes...

Référence : Güth, W. , Schmittberger, R. & Schwarze, B. J. Econ. Behav. Organ. 3, 367–388. (1982).

21 octobre 2006

Citations : une approche physique !

Je continue ma partie de ping-pong par blogs interposés avec Enro à propos de l'évaluation des chercheurs. Un des commentateurs du dernier billet d'Enro pointait la possibilité d'un processus autocatalytique dans le nombre de citations. Mon sang de physicien n'a alors fait qu'un tour : il y a forcément des gens qui ont regardé les lois de distributions du nombre de citations. Voilà qui devrait être informatif !

Un physicien (S. Redner) a effectivement regardé récemment la dynamique des citations pour les articles parus dans Physical Review. L'article est en accès libre sur arXiv.

Petit résumé :
- Le nombre d'articles publiés est très corrélé au nombre d'articles qui citent. La croissance est de plus exponentielle sur un siècle. La corrélation s'explique par le fait qu'on a tendance à citer les articles récents.
- la loi de distribution des nombre de citations versus le nombre d'articles est la fameuse loi de puissance, ou loi de Zipf ! Cette loi se retrouve un peu partout en physique (anecdote biologique : c'est aussi la loi de distribution des réseaux génétiques). Le modèle standard pour expliquer cette loi est le modèle dit d'attachement préférentiel. L'idée est simple : considérez un réseau avec des noeuds (ici les publications) et les liens (ici les citations). Imaginez qu'on ajoute maintenant un noeud et les liens associés (qu'on écrive une nouvelle publication en citant d'autres publications). Le modèle d'attachement préférentiel stipule alors que vous allez créer des liens entre votre nouveau noeud et les anciens noeuds avec une probabilité en gros proportionnelle au nombre de liens par noeuds existant. En d'autres termes, plus un article est déjà cité, plus vous aurez de chance de le citer. NB : Redner affirme voir dans son article un biais pour les articles faiblement cités, biais qu'il attribue aux auto-citations !
- Un résultat très intéressant lié à notre petite polémique sur le nombre de citations. Redner a regardé l'évolution du nombre de citations pour certains articles historiques, qualifiés de "Sleeping beauties" car très peu cités lors de leur publication, avant d'être massivement cités. Un papier de Zener (inventeur de la diode du même nom) écrit en 1951 a eu 17 citations entre 51 et 61, 7 citations entre 61 et 71, 9 citations entre 71 et 81, 4 citations entre 81et 91, et... 600 citations depuis !!! Zener est mort en 1993... Parmi ces auteurs très en avance, quelques noms connus pour d'autres travaux : Einstein, Feynman, De Gennes...


Deux conclusions majeures à mon avis : primo, "l'effet Matthieu" joue certainement à plein. En fait, l'attachement préférentiel est exactement un processus type "effet Matthieu" ! Secondo, certains scientifiques sont vraiment en avance sur leur temps. Les vraies découvertes sont finalement abondamment citées (heureusement !), mais l'échelle de temps peut-être assez longue !

19 octobre 2006

Darwin : les oeuvres complètes


Via generation nouvelles technologies : les oeuvres complètes de Darwin sont maintenant disponibles sur le web. L'idée me semble excellente (même si je préfère quand même avoir du vrai papier sous les yeux pour lire des oeuvres scientifiques). D'un point de vue plus général, je suis assez admiratif de la "dynastie" Darwin : le grand-père de Charles, Erasmus, avait déjà en son temps proposé une théorie de l'évolution, ses descendants quant à eux essaient de valoriser et vulgariser son travail pour le plus grand nombre, de façon tout à fait philanthropique. Une vraie famille d'amoureux de la science... Chapeau !

18 octobre 2006

"Evaluer" un chercheur ?

Enro tient depuis janvier un blog sur les liens entre sciences et société. Il évoquait dernièrement un aspect sociologique particulier dans les sciences, le mandarinat. Il rebondissait alors sur un commentaire sur son blog qui renvoyait à la note wikipédia concernant Axel Kahn. La note en question est un modèle d'aigreur et de frustration, et est en particulier très critique sur les travaux scientifiques de Kahn en s'essayant à une évaluation chiffrée. Extrait :

" Axel Kahn ne figure pas dans la liste des 137 scientifiques francais les plus cités, établie de manière extrêmement rigoureuse par l’Institute for Scientific Information (isiknowledge.com, accès payant). Cette liste comporte une bonne dizaine de généticiens francais, parmi lesquels Pierre Chambon, Daniel Cohen, Jean-Louis Mandel, Marie-Genevieve Mattéi et Jean Weissenbach."

Comme je le disais en commentaire sur le blog d'Enro, cette analyse, qui s'abrite derrière des informations purement quantitatives, me paraît tout à fait erronée, voire malhonnête. Allez, un exemple typique : sur isiknowledge, parmi la liste des français les plus cités manquent quelques Nobel récents comme Yves Chauvin ou Pierre-Gilles De Gennes; en physiologie et médecine, parmi les six derniers lauréats, un seul fait partie des plus cités.

Le problème est qu'on est ici en train de comparer choux et carottes : le nombre de citations dans l'absolu ne veut absolument rien dire, car les domaines peuvent être tout à fait différents, même à l'intérieur d'un gros sous-groupe (qu'on appellera ici "génétique"). Par exemple, des chimistes peuvent faire une quinzaine de papiers pendant leur thèse, quand un physicien théoricien en fait trois- quatre, ou un biologiste moléculaire un seul s'il a de la chance. Evidemment, le nombre de citations s'en ressent : si vous êtes dans un domaine qui produit dix fois plus de papiers qu'un autre, mécaniquement, vous serez dix fois plus cités. Quand on voit le domaine de recherche d'Axel Kahn (en gros le métabolisme du sucre dans le foie), il n'est pas très étonnant que celui-ci soit peu cité. Pour faire une comparaison, il faudrait par exemple redimensionner le nombre de citations par le nombre de papiers du domaine...

Ceci pose une question redoutable d'un point de vue sociologique, en ces temps de culte de performance et de quête du chiffre : comment peut-on évaluer la qualité ou l'impact d'un chercheur ? En première approximation, on peut penser déjà que le nombre de papiers est un bon indicateur de la qualité de la recherche. C'est oublier les ravages du "Publish or Perish" : si le critère principal est la quantité, on perdra naturellement en qualité. Pour reprendre une boutade d'un prof de mon labo, si vous donnez un million de dollars par an à une personne pour qu'elle produise des résultats sur un problème, vous pouvez être sûr qu'elle ne trouvera jamais la solution de ce problème car elle se priverait alors de son financement. De fait, il est clair que dans certains domaines, il y a une tendance lourde vers la multiplication de petits travaux au détriment de projets de fonds, ne serait-ce que parce qu'il est beaucoup plus rentable (d'un point de vue carrière scientifique) de ne pas essayer de s'attaquer à des problèmes trop durs pour lesquels un échec vous condamnerait. C'est à mon sens l'un des grands problèmes de la recherche actuelle aux Etats-Unis en tous cas; en tant que post-doc, la question de savoir ce que l'on fait se pose alors avec d'autant plus d'acuité... L'avantage du CNRS qui laisse une liberté totale aux chercheurs et de lever cette contrainte, et, pour avoir cotoyé les deux mondes, il est clair que l'esprit dans lequel on travaille est alors très différent. Evaluer les publications ou le nombre de citations comme des cours de la bourse me paraît donc assez stupide, l'un des effets pervers est d'ailleurs de créer des bulles, des effets de modes, tout à fait typiques de la science moderne.

Pour conclure, n'oublions pas non plus que l'impact d'une recherche peut se mesurer des années, voire des dizaines d'années après une découverte. Mendel, fondateur de la génétique moderne, a été totalement oublié avant qu'on redécouvre ses recherches. La physique du XXe siècle est pleine d'exemples de recherche fondamentale donnant lieu a des applications pratiques bien plus tard. Autrement dit, l'impact à court terme peut être nul, tandis que le bénéfice à long terme peut être quasi-infini...