Carnet du petit Tom : Physique, biologie et évolution...

10 juin 2007

Responsabilité des scientifiques et confusion des ordres ?

A la suite du dernier billet d'Enro, certains commentateurs s'interrogent sur la responsabilité des scientifiques. L'épouvantail préféré est encore une fois Axel Kahn, auquel on reproche d'avoir été payé par Rhône-Poulenc tout en défendant les cultures transgéniques [1].

La question est la suivante : quelle doit être alors l'attitude de la communauté scientifique en général et des scientifiques impliqués en particulier, face à des recherches dont l'utilisation peut-être contestable, moralement ou politiquement ?

Il se trouve que je suis en train de lire "Le capitalisme est-il moral ?" d'André Comte-Sponville dont Seven nous avait si bien parlé. Le billet de Seven résume la thèse centrale de l'oeuvre, qui divise la réalité en 4 ordres : ordre 1, technico-scientifique, ordre 2 politico-judiciaire, ordre 3 moral, ordre 4 éthique ou amour. Pour Comte-Sponville, chaque ordre doit être limité, complété par l'ordre suivant. Dans cette vision, le seul rôle du scientifique, c'est d'étudier ce qui est vrai ou faux, possible ou impossible. Il n'y a donc aucune dimension morale dans la science a priori. Voir aussi cet exemple donné par Benjamin à l'occasion de la polémique sur "le gène de la pédophilie" :



J'ai assisté à une conférence informelle par un professeur de génétique des populations, Pierre-Henri Gouyon, une sorte de Dawkins à la française, tout aussi provocateur mais se préoccupant d'éthique. Il rapportait les déclarations de généticiens quant au fondement génétique des races humaines, qui ressemblaient à: "de toutes façons, le racisme n'a aucune base scientifique, car on peut montrer que les races humaines n'existent pas, génétiquement parlant". C'est vrai, c'est un fait, on constate une importante diversité dans l'espèce humaine qui contredit tout regroupement par race. Mais, comme le dit mon conférencier: "et si on avait trouvé une base génétique? Il aurait fallu être raciste?".

S'ils existaient, faudrait-il que les scientifiques s'interdisent de travailler sur des gènes définissant "une race" pour prévenir l'exploitation que pourraient en faire certains racistes ?

L'histoire des sciences est constellée d'exemples de découvertes allant "à l'encontre" de la morale, en particulier en biologie. Rappelons que certains ne se sont toujours pas remis de l'énoncé de la théorie de l'évolution. Darwin aurait-il dû arrêter ces recherches au motif que celles-ci allaient à contre-courant de la morale dominante ?

Je pense également au Projet Manhattan. Les réactions après l'explosion de la première bombe atomique sont éloquentes :



Oppenheimer se rappela l'un de ses passages préférés d'un texte Sanskrit (le Bhagavad-Gita du dieu Shiva) :
Maintenant je suis Shiva, le destructeur de mondes...

Plus prosaïquement, son adjoint Kenneth Bainbridge, responsable des essais répondra :

À partir de maintenant, nous sommes tous des fils de pute

Cet exemple souligne un autre point : ce qui nous semble contestable ou limite éthiquement peut sembler après réflexion tout à fait valide et justifié aux scientifiques impliqués. Les chercheurs du projet Manhattan savaient très bien qu'ils créaient une arme terrifiante et avaient probablement conscience de leurs responsabilités, mais ils pensaient alors qu'une bombe atomique US valait mieux qu'une bombe atomique nazie. Je suis pour ma part tout à fait certain que les scientifiques pro-OGM, pro-nanotechnologies ou pro-nucléaire sont la plupart du temps totalement convaincus des thèses qu'ils défendent, quand bien même ils seraient financés par tel ou tel lobby. C'est bel et bien Einstein lui-même, grand scientifique et pacifiste notoire, qui a mis en branle le projet Manhattan. Pour reprendre la distinction de Comte-Sponville, quand on pense que l'ordre 1 va dans la même direction que l'ordre 2 ou l'ordre 3, pourquoi s'interdire quoi que ce soit ?

Ma conclusion, c'est qu'en général, toute autorégulation est à la fois néfaste (car dans ce cas on peut potentiellement "s'aveugler" pour des raisons morales) et a priori impossible (car la politique ou la morale sont avant tout affaire d'opinions personnelles). Comme Comte-Sponville, je pense qu'il faut compléter l'ordre 1 avec l'ordre 2 : c'est au pouvoir politique de limiter, c'est aux citoyens d'imposer des règles et des limites dans lesquelles les scientifiques doivent évoluer.

Corollaires :
  • les scientifiques étant eux-mêmes des citoyens, ils ont tout à fait normalement leur rôle dans ces débats, et c'est normal qu'ils prennent position publiquement pour certains
  • les citoyens doivent absolument être suffisamment informés, éduqués et impliqués dans la science pour prendre des décisions en toute connaissance de cause,
  • on ne peut en appeler à "l'autorité des scientifiques" pour justifier des décisions comme allant de soi; au final, il appartient bien aux citoyens (par l'intermédiaire du pouvoir politique) de réguler et de trancher.

[1] A ce propos, il serait intéressant de faire une liste des scientifiques célèbres et de leurs liens avec l'industrie. Pourquoi tombe-t-on toujours sur A. Kahn ? Par exemple, les problèmes de mouillage étudiés par De Gennes et ses collaborateurs ont des applications industrielles directes, notamment dans l'application de pesticides. Pour citer un autre Nobel, Charpak, notoirement pro-nucléaire, a des liens très fort avec la COGEMA par exemple.

2 commentaires:

Fr. a dit…

Je suis un peu surpris par le succès des thèses d'ACS :

1) premièrement il y a de la redire dans l'air, cf. les cités de justification de Boltanski et Thévenot quinze ans auparavant

2) ensuite il y a des confusions étranges dans les parages : "le seul rôle du scientifique, c'est d'étudier ce qui est vrai ou faux, possible ou impossible" -- non, pas d'accord : la science n'a pas vocation à donner le vrai mais le réel.

Tom Roud a dit…

Salut

peut-être que ce succès est dû au fait que c'est assez "carré". En ce qui me concerne, je confesse peut-être aussi que je n'ai pas tout le recul "philosophique" pour juger, mais sa description de la science sonne "juste" pour moi.

Sinon tu as raison pour la science qui a vocation à donner le réel, c'est probablement la définition que je mettrais derrière le "vrai" (j'avoue que j'ai du mal à voir la nuance).