Un article de Nature de cette semaine [1] s'ouvre par cette phrase étonnante :
"The standard model is horribly ugly, but the data support it."
"Le modèle standard est horriblement laid, mais est confirmé par les données."
(Note de traduction : j'ai remis l'expression "modèle standard" suite à la remarque d'Eric C en commentaire)
Pour expliquer les observations cosmologiques, il est nécessaire de supposer l'existence de matière noire (dont nous avaient déjà parlé
Matthieu et
Sevene), et d'une "énergie du vide" ou "énergie noire", qui se traduit dans les équations par une "constante cosmologique" (voir en fin de billet pour plus de détail). Seulement, le problème, c'est que cette explication est, je cite l'article de Nature "a profound problem from the viewpoint of fundamental physics". Cette constante implique en effet qu'il est, en gros, possible d'extraire de l'énergie du vide, de créer quelque chose à partir de rien, et que cette création a lieu en tous points de l'univers en permanence ! Evidemment, c'est à la fois problématique théoriquement, et improbable scientifiquement; pourtant, cela marche très bien phénoménologiquement .
Naturellement, les physiciens théoriciens ne peuvent accepter cela. Quoi, un terme "ad hoc" dans un équation ! Quelle horreur ! De fait, on les comprend : la physique théorique s'est construite quasiment exclusivement sur l'idée de "beauté mathématique". Par exemple, tout le modèle standard (
le vrai) a été construit à l'aide de considérations de symétries, amenant à utiliser la théorie des groupes pour décrire et prédire l'existence des particules. Dans un autre domaine, c'est l'extension du
principe de relativité de Galilée qui a amené Einstein à proposer sa théorie de la relativité. C'est évidemment une version un peu romancée de l'histoire de la physique, mais il y a un fond de vrai : les physiciens théoriciens ont remporté leurs plus grands succès en dérivant le maximum de choses de premiers principes simples. Et aujourd'hui, certaines théories des cordes sont jugées à l'aune de leur "beauté" mathématique ...
La question se pose donc naturellement lorsque l'on vient de la physique théorique : la nature est-elle mathématiquement belle ? Entre deux théories scientifiques, la plus simple, la plus dépouillée mathématiquement (et donc la plus profonde) est-elle a priori la plus juste ? La science doit-elle être "jolie" ? Depuis que j'ai mis les mains dans le cambouis biologique, je suis bien obligé de constater que les physiciens font (parfois, mais pas souvent :P) fausse route.

La nature a en effet le mauvais goût d'avoir engendré des horreurs mathématiques. En particulier dans un de mes domaines favoris : le développement. L'image ci-contre représente l'expression d'un des gènes cruciaux de la segmentation de la drosophile: even-skipped, dit eve. Le motif observé naturellement est représenté sur les panneaux a à c.
Admirez l'espacement remarquable des bandes, leur caractère très homogène plutôt surprenant quand on sait le bruit existant dans toutes les interactions génétiques. Un physicien théoricien, voyant un tel motif, a un réflexe quasi-pavlovien :
REACTION-DIFFUSION, MOTIF DE TURING ! Pour un théoricien, seul un processus "émergent", auto-organisé, peut aboutir à une telle perfection, à une répétition de motifs aussi réguliers : c'est d'ailleurs un tel processus qui est probablement à l'origine des bandes des zèbres. Tous, biologistes y compris, pensaient bien qu'un tel mécanisme physico-chimique était à l'origine des bandes de segmentation. Or il se trouve que Stephen Small et son équipe ont en fait découvert qu'il n'en était rien : toutes les bandes se forment de manière indépendante, utilisant toutes des mécanismes différents. Ainsi, a-t-on pu identifier un module génétique associé à la bande numéro 2, un autre module pour la bande numéro 5, un module pour les bandes 3 et 7, un autre pour les modules 4 et 6... Des modules différents, régulés par des protéines différentes, amènent à la formation d'un joli quadrillage parfaitement régulier et de bandes apparemment identiques. Si le résultat est très joli, le mécanisme, d'un point de vue purement mathématique, est sans aucun doute très laid !
La conclusion, c'est que dans certains domaines de la science en tous cas, rechercher la "beauté" peut très certainement vous amener à faire fausse route. L'exemple de la segmentation de la drosophile est d'ailleurs typique : non seulement on s'attend naturellement à ce que toutes les bandes apparaissent contrôlées par un même mécanisme, mais le fait de savoir que ce n'est pas le cas devrait nous interpeler davantage encore. En effet, s'il y a un mécanisme physico-chimique à l'origine de motifs, rien de surprenant à ce qu'ils soient réguliers; mais si on a un motif d'origine d'origine purement génétique, comment se fait-il que l'évolution ait convergé vers la construction d'un motif régulier ? Autrement dit, si la bande 1 et la bande 7 se forment indépendamment, pourquoi ont-elles la même taille ? N'est-ce pas l'indication que plus tôt dans l'évolution, les bandes devaient se former à l'aide d'un processus plus auto-organisé,
comme la somitogenèse ? Ainsi, peut-être qu'en biologie, à la différence de la physique, c'est en interrogeant les laideurs de la nature que nous la comprendrons le mieux...
Référence : [1] Physicists question model of the Universe, Jenny Hogan,
Nature 446, 709 (2006)
[2] A self-organizing system of repressor gradients establishes segmental complexity in
Drosophila, Dorothy E. Clyde, Maria S. G. Corado, Xuelin Wu, Adam Paré, Dmitri Papatsenko and Stephen Small
, Nature 426, 849-853( 2003)
Gros PS sur la constante cosmologique :
On a longtemps cru que l'expansion de l'univers n'était due qu'à l'inertie du big-bang. L'action de la gravité, tendant à s'opposer à cette expansion, aurait dû normalement amener un ralentissement de cette expansion, puisque l'inertie du big-bang devrait se dissiper au cours du temps tandis que la matière, elle, est toujours présente. Or, l'expansion de l'univers semble s'accélérer, comme s'il y avait un apport continu d'énergie dans le système pour combattre et dépasser l'action de la gravité. Einstein en son temps comprit que les forces de gravité engendraient nécessairement un univers hautement dynamique, hors équilibre, pouvant même entraîner un big crunch, ce qui était non conforme à l'idée d'un univers statique et éternel. Il fut le premier à avoir introduit dans les équations du vide une constante cosmologique, équivalent d'une "énergie noire", pour contrecarrer l'action de la gravité et avoir un univers plus stable. Il confesserait plus tard que cela avait été la plus grande erreur de sa vie, faite là aussi au nom d'une croyance en la beauté de l'univers qui se devait d'être éternel !