Carnet du petit Tom : Physique, biologie et évolution...

02 décembre 2006

Quelques considérations subjectives sur l'organisation de la recherche

On entend beaucoup parler de la "crise" de la recherche française, de la fuite des cerveaux... Bien souvent, j'ai l'impression que la recherche demeure pour la plupart une activité assez mystérieuse. En particulier, l'organisation de la recherche est mal comprise. Je vais donc aujourd'hui un peu marcher sur les plate-bandes d'Enro et essayer de décrire dans ce billet (qui en amènera peut-être d'autres) le système de recherche américain tel que je le vois au quotidien dans mon université, afin de faire quelque comparaisons avec le système de recherche français, et livrer quelques diagnostics, probablement un peu biaisés par mon statut actuel de post-doc. Cette description est subjective et basée sur mon expérience personnelle, toute précision ou commentaire est bienvenue car je peux me tromper. Mon but est simplement d'apporter quelques impressions de terrain pour alimenter le "débat".

Aux Etat-Unis, un labo est une unité quasi-indépendante, dirigé par un seul professeur. En bas de l'échelle : undegrads qui viennent faire des stages de recherche, graduate students qui sont étudiants en thèse. Ensuite, les post-doc qui ont obtenu leur doctorat. Ces trois catégories de chercheurs sont les "petites mains" de la recherche; en gros ce sont eux qui "font le boulot". Ils sont plutôt libres de proposer des idées et d'essayer d'influer les pistes de recherche et restent peu encadrés. La puissance scientifique d'un labo est très corrélée à son nombre d'étudiants et de post-docs; un labo sans petites mains est virtuellement un labo mort. Aux Etats-Unis, il y a foule d'étudiants et de post-docs dans un labo, mais un seul professeur. Le professeur est plus un "manager" scientifique : il impulse et oriente les projets, rédige les papiers et les demandes de fonds. Il met rarement "la main à la pâte" et ne fait en général pas de travail de terrain; il faut dire que trouver de l'argent lui mange déjà près de la moitié de son temps. En contrepartie, il est très bien payé. Il a une charge d'enseignement variant de 0 à une centaine d'heures par an.

En France, un labo est décomposé en sous-groupes. Chaque sous-groupe peut-être composé de plusieurs chercheurs permanents. Première singularité française : il y a deux catégories de chercheurs, les chercheurs "purs" et les enseignants-chercheurs (maître de conférences et professeurs d'universités). Les maîtres de conf ont une grosse charge d'enseignement : 192 h par an. Soit environ 6 h de cours à donner par semaine pendant toute l'année universitaire. D'expérience, en tenant compte de la préparation, de la correction des copies, des réunions... une telle charge d'enseignement occupe au moins deux jours complets par semaine. Cela ampute donc considérablement le temps passé à faire de la recherche. Les chercheurs permanents, eux, font de la recherche à temps plein. Les professeurs sont des chercheurs plus expérimentés, donnant les cours en amphi à l'université avec une charge d'enseignement moindre que les maître de conf.
Tout comme dans les labos américians, post-doc et étudiants sont présents dans les labos. Seconde différence toutefois : mon sentiment est que proportionnellement à la population de chercheurs, il y a beaucoup moins d'étudiants en France comparé à la situation américaine. Les labos qui tournent ont un nombre d'étudiants similaires, mais beaucoup de chercheurs en France n'ont pas ou peu d'étudiants. En fait, les jeunes permanents en France font le boulot dévolu ailleurs aux post-doc plus expérimentés. Ce manque d'étudiants a plusieurs raisons : l'une d'elle est je crois le manque de débouchés des carrières scientifiques en dehors de la recherche. Je viens d'une grande école d'ingénieurs; j'ai clairement le sentiment que ma thèse est une moins-value par rapport à mon diplôme d'ingénieur dans l'hypothèse d'une "reconversion" dans le privé franco-français. Aux Etats-Unis au contraire, avoir un phD ouvre les portes des entreprises, ce qui incite les étudiants à faire des thèses. C'est à mon avis un problème complètement ignoré en France : la force de frappe scientifique étant corrélée au nombre d'étudiants, les Etats-Unis sont assis sur un tas d'or (tous les étudiants veulent faire des thèses) tandis que la France est concrètement en train de tarir la source.

Abordons le thème du recrutement de permanents maintenant. Aux Etats-Unis, après quelques années de post-doc, vous pouvez obtenir une "tenure track" . C'est un CDD de recherche, mais avec des moyens substantiels : vous êtes "Assistant Professor", devez donner quelques cours, mais avez votre propre labo, des fonds de départ, des étudiants. Le recrutement est local : chaque université recrute ses propres chercheurs (et il y a pléthore d'universités, un de mes collègues -pourtant très fine bouche- vient d'envoyer la bagatelle de 60 candidatures rien qu'aux US). Après 5 ans, vous êtes évalués par votre université qui décide alors si vous devenez chercheur permanent ("tenure") ou non. Vous devenez chercheur permanent autour de 35-37 ans donc. En fonction des universités, la probabilité d'avoir votre tenure après une tenure track varie de 20 à 99%...

En France, pour continuer la recherche après la thèse, vous avez en gros deux possibilités dans le public : soit maître de conférence à l'université, soit chercheur dans un organisme. Historiquement, le recrutement se faisait plus jeune qu'aux Etats-Unis : la plupart des chercheurs expérimentés aujourd'hui sont rentrés en gros en fin de thèse. Depuis quelques années, un voire plusieurs post-docs sont indispensables, y compris pour les postes maîtres de conférences (ajoutez donc au minimum 2-3 ans à l'âge en fin de thèse). Le recrutement est local pour les postes maître de conf, national pour le CNRS. D'après ce que j'ai vu l'an dernier, la tendance pour le concours CNRS (initiée par l'annulation de toute limite d'âge pour le concours d'entrée) est semble-t-il un alignement lent voire un dépassement de l'âge de recrutement des tenure tracks. Les fonds de recherche sont alloués d'en haut avec une dotation plus ou moins globale au labo. A charge du directeur de labo d'allouer les fonds entre les différents groupes. Là aussi, la situation est en train de changer avec la création d'agences de moyens type ANR, qui allouent l'argent au cas par cas. Les chercheurs français passent de plus en plus de temps à rédiger des demandes de fonds.

Parlons maintenant un peu "fuite des cerveaux". Un avantage comparatif du système tel qu'il existait était de recruter les gens plutôt jeunes. Aujourd'hui, l'écart entre la fin de thèse et le recrutement semble grandir (par manque de postes, de moyens, par volonté politique ?), le post-doc à l'étranger devient la norme ce qui initie la pompe vers l'extérieur du pays. Comme chaque année écoulée en post-doc plombe une éventuelle carrière hors de la science sans réelle garantie de retour, la plupart des gens que je connais ont fini par opter pour la recherche à l'étranger dès qu'une occasion se présente localement ("un tiens vaut mieux que deux tu l'auras", et paradoxalement, il me semble qu'il est plus facile de trouver une "tenure track" en Amérique plutôt que de rentrer au CNRS, car l'offre de postes est en fait très grande), ou par rentrer dans le privé ... à l'étranger aussi dans la plupart des cas (pour les raisons évoquées plus haut). Contrairement à ce que beaucoup pensent, le salaire n'est à mon avis pas un argument décisif : la plupart des gens ne font pas de la recherche pour l'argent et les docteurs sont en général bien assez intelligents pour réussir dans des carrières lucratives s'ils le souhaitent... En revanche, je ne connais aucun post-doc ou étudiant en thèse français qui ne rentrerait pas en France si on lui proposait un poste de recherche.

14 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci de partager avec nous ton "vécu" et tes impressions. C'est marrant, je me faisais le même genre de réflexions ce week-end, en essayant en particulier de comprendre le statut de ces "petites mains", qui sont moins nombreux en France qu'aux Etats-Unis. Et comme toi, je pense que c'est l'existence des écoles d'ingénieurs (et leur domination sur le cursus universitaire) qui obère l'intégration des docteurs dans le secteur privé, ce qui laisse le seul secteur public comme issue et donc diminue nécessairement le nombre des étudiants en Master ou en thèse. Béné me faisait la réflexion qu'il faudrait revaloriser le statut des thésards, je pense que cela ne servira à rien tant que le statut et la place des docteurs eux-mêmes ne seront pas revus... A moins de laisser les choses en l'état et de "faire avec" notre système dual franco-français !

Quant aux post-docs à l'étranger qui alimentent en effet la "fuite des cerveaux", j'ai l'impression que ça devient une exigence du système français... Avec un post-doc en France vous valez deux fois moins, ou presque !

Anonyme a dit…

Just un bug:

>Les maîtres de conf ont une grosse charge d'enseignement : 192 h par semaine.

192h, mais par an!

Si le probleme se situe dans la dualite grandes ecoles - universites, quelles peuvent etre les solutions? Des grandes ecoles qui font serieusement de la recherche?

Tu dis que le salaire n'est pas un argument decisif pour faire revenir les scientifiques en France, mais il l'est surement pour inciter les etudiants pre-doctorat a faire de la recherche, plutot que du conseil / finance / systeme d'information (rayez la mention inutile).

Tom Roud a dit…

Merci pour vos commentaires et pour la coquille !

Je n'avais pas vu ce problème à la lumière de la dualité grandes écoles/université. Ce qui est sûr est que le but des grandes écoles (ENS excepté) n'est pas (plus) de fournir des scientifiques à la nation, mais plutôt des cadres supérieurs, des hauts fonctionnaires, et que de ce point de vue le système marche plutôt bien. Maintenant, la question qui se pose est de savoir si aujourd'hui (stratégie de Lisbonne, tout ça...) les managers/hauts fonctionnaires/ chefs d'entreprise... ne devraient pas avoir fait un peu de recherche. Après tout, Bill Gates ou les fondateurs de google ne sont pas des business men à l'origine...

Compte-tenu de l'organisation actuelle de l'administration française et de ses liens quasi-cosanguin avec le monde du business, une solution peut-être biaisée là encore par mon expérience personnelle (et qui fera hurler certains) serait d'ouvrir les grands corps de l'état aux titulaires de thèse, voire d'en conditionner l'entrée à l'obtention d'un doctorat. Cela augmenterait les débouchés pour les docteurs; mécaniquement les liens entre recherche, administration et industrie seraient renforcés, et la méfiance réciproque entre université et industrie serait atténuée. Maintenant, on n'en prend clairement pas le chemin : d'après ce que je vois et en exagérant, les grandes écoles d'ingénieur tournent au contraire de plus en plus vers des écoles de commerce... Enfin, c'est un vaste problème qui concerne en fait le fonctionnement global de la formation supérieure française; c'est pour cela que cela m'énerve un peu d'entendre toujours les mêmes solutions simplistes uniquement focalisées sur les grands organismes de recherche (genre éradiquons le fonctionnariat, diminuons les postes et augmentons les salaires; si on fait ça sans réfléchir et sans toucher au reste, c'est je pense la mort à moyen terme du système de recherche français).

Tom Roud a dit…

Ah oui, sinon je ne crois pas que la question du salaire pour les pré-doctorat soit aussi importante que la question des débouchés. On fait de la recherche par goût, pas pour de l'argent; à titre personnel, ce qui m'aurait dissuadé de faire de la recherche aurait été le manque de perspectives professionnelles dans la recherche (en la matière la situation a bien changé entre 2001 et maintenant). Tu auras beau quadrupler les salaires des scientifiques, s'il n'y a pas de postes, cela n'incitera pas vraiment les gens à s'engager sur cette voie car elle est pour l'instant un peu casse-gueule pour ceux qui ne sont pas recrutés, contrairement à la finance et au conseil où le rapport de force est peut-être plus favorable à la demande qu'à l'offre d'emploi (il suffit de voir comment les grands groupes de conseil démarchent à tout va dans les grandes écoles).

Anonyme a dit…

Intéressantes réflexions. Donc je suis d'accord, augmenter les bourses de thèse ne changera pas beaucoup, éventuellement redorera l'image des thésards mais ce n'est qu'un premier pas du recentrage de l'économie et de la société française vers la science. Par là, j'entends comme tu le suggères habilement d'ouvrir plus de perspectives aux docteurs voire rendre l'obtention d'un doctorat incontournable dans certains postes de R&D où un diplôme d'ingénieur ne devrait suffire... Je côtoie beaucoup d'Allemands et il est intéressant de constater combien les qualifications afférentes au PhD sont proches dans leur esprit de ce que nous projetons dans le diplôme d'ingénieur ! Et les débouchées de leurs filières scientifiques le prouvent bien...

Béné a dit…

Pour moi, clairement, il faut améliorer l'accueil des docteurs dans des milieux autres que la recherche. Sans être forcément volontariste au point de conditionner les concours au diplome de docteur, je pense qu'il faut obliger à revaloriser la vision des docteurs par les entreprises. Après tout, notre formation par la recherche nous rend capable de gérer des situations difficiles et tendues de personne et de matériel. On peut se vendre, vendre nos projets et faire de la communication. Ce sont des compétences recherchées dans tous les milieux, non ? (mais je me doute bien que je n'ai pas besoin de convaincre l'auteur et le lectorat de ce blog!)
Et je suis bien d'accord que ça ne passe pas forcément par une réévaluation du salaire (enfin, quand même, les bourses du ministères vont être augmentées et les thésards ont eu un soupir de soulagement !).

Anonyme a dit…

Allez, moi aussi je vais aller de mon petit laïus...

Comme le petit Tom Roud, j'écris en fonction de mon expérience de physicien post-doc, avec plein d'ingénieurs dans son entourage. C'est long, parfois très personnel. Qui seront le courageux à lire tout cela ?

Le système français est par trop cloisonné dans son mode de recrutement, malheureusement très endogame (pour ceux qui ne font pas partie de la joyeuse coterie des anciens de telle grande école). Dans tel secteur, ce sont les anciens de telle école E' qui peuplent la boîte, dans tel autre, ce sont ceux de l'école E". Ne pas faire partie de l'école E' n'empêchera pas celui venant de E" d'être recruté, mais faire partie de E' facilitera grandement les choses. Je ne parle même pas de certains lieux où finit par être bloqué l'avancement de tel élément pour cause de (trop) petite grande école, même si la compétence est là.

C'est absurde, vu comme les jeunes ingénieurs ne savent finalement pas grand-chose à la sortie de leur école, surtout quand il s'agit d'une école généraliste. Franchement, un ingénieur de Centrale ou un ingénieur des Ponts vu ce qu'ils auront fichu durant leur scolarité, ça ne fait pas tellement de différence à la sortie. Les gens des RH ne font que recruter du potentiel, une capacité de travail et d'adaptation, une certaine efficacité, certainement pas des connaissances en l'état. On les recrute sur des critères scolaires, sur de prétendus hauts faits d'arme qui date de leurs vingts ans et sur lesquels bon nombre d'anciens se reposent (je parle du début de carrière).

Les gens de l'industrie recrutent majoritairement les éléments issus des écoles d'ingénieurs et font peu de cas des docteurs, même issus de ces mêmes écoles d'ingénieurs, au point de les recruter parfois au même niveau salarial qu'un élève fraichement sorti de ladite école, aussi paradoxal que cela puisse être.

Un docteur selon moi sait la notion de travail à long terme, sait s'adapter à des problèmes nouveaux, a appris a réfléchir par lui-même. Apparemment, les DRH s'en fichent. Ou ne le savent pas.

La note de Tom Roud concernant la recherche, revenons à nos moutons.

Dans la recherche, au moins, on est supposé être jugé sur pièces par nos chères commissions.

En France, les passerelles entre l'université et le secteur privé sont presque inexistantes, ou alors elles sont très bien cachées. Bien entendu, on pourra toujours m'opposer un tas de contrexemples ; reste qu'en première approximation, il y a une vraie dichotomie entre université et grandes écoles. Si l'on décide de faire une thèse bien académique --- financement de base, pas thèse du type CIFRE qui présuppose un partenariat avec une entreprise et qui, soit dit en passant, est plutôt une façon d'employer des équivalents-ingénieurs à très faible coût pour l'entreprise et ce, au frais de l'État --- c'est que dans la tête du thésard et dans celle de l'industriel, il s'agit de rester dans le giron de la recherche. Le mouvement Sauvons La Recherche milite pour une reconnaissance du statut de docteur comme expérience professionnelle et non comme une lubie. C'est loin d'être gagné. Je ne crois pas que le message soit passé.

Et il me semble qu'il n'y ait qu'en France que la situation soit celle-là. Avoir un PhD aux Etats-Unis, ça pose son bonhomme. En Allemagne, quelqu'un qui n'aura pas fait de thèse ne sera jamais qu'un technicien ; pour revendiquer le « noble » titre d'ingénieur, il faut en passer par la thèse. Et l'on devient alors Herr (Frau{äulein}) Doktor(in). Je me demande bien comment peuvent être perçus nos jeunes ingénieurs français lorsqu'ils vont discuter avec leurs homologues allemands docteurs de trois ans leurs aînés. Pas très crédibles dans l'absolu, si l'on y songe une demi-seconde.

Comment voulez-vous que la recherche fonctionne, qu'elle trouve un afflux suffisant de matière grise fraiche et productive dans ces conditions, sachant que ce sont les thésards et les post-docs qui font tourner la recherche, s'il n'y aucune perspective de carrière autre que cette porte étroite qu'est ce saint Graal de poste permanent ? Même à Orsay dans de très bons labos de physique/mécanique, les chercheurs se plaignent de ne plus trouver de candidats pour telle proposition de thèse.

Comme le souligne Tom Roud, plus ça va, plus les commissions exigent de faire un post-doc, autant de temps qui sera decompté comme temps perdu aux yeux de l'industriel français. Après deux ans de post-doc, une personne sans incident de parcours souhaitant se reconvertir dans le secteur privé aura 28 ans... 5 années d'expérience professionnelle dans les faits ; 5 années de retard face aux jeunes ingénieurs entrant sur le marché du travail. Il faut être sûr de soi, aimer les paris, pour se lancer dans un tel parcours de façon sereine. Et en recherche, je doute de l'efficacité de la pression due au spectre de la précarité.

On parlait de fuite des cerveaux, d'attractivité de la recherche. À tout prendre, si un élève de taupe avait à choisir l'X ou l'Ens Lyon ou Cachan (situation régulièrement recontrée), je lui répondrais qu'hormis le fait d'être dans l'optique de faire prof de prépa, la personne aura tout intérêt à partir jouer au gendarme. Car en cas de déconvenues de parcours, il lui restera toujours son titre d'X et son réseau d'anciens. Pour l'Ens Ulm, ça se discute, l'environnement scientifique y est unique. À ce propos, on peut faire un reproche aux profs de prépa, aux Ens : il y a un déni (ou une ignorance) quant à l'absence de perspective de carrière. Je vais faire hurler les gauchos de la rue d'Ulm, de Lyon, mais il serait bon aussi que les Ens fassent preuve de réalisme et arrêtent de bercer d'illusions leurs élèves quant à ce fameux soliton de départs à la retraite (réel) qui entraînera mécaniquement un renouvellement de l'effectif (ça c'est un serpent de mer). Par les temps qui courent de réduction du nombre de fonctionnaires (ah bah oui ma bonne dame, de la mauvaise graisse, c'est bien connu...), il faut arrêter de rêver. De ce point de vue, il serait bon qu'on nous apprenne ce que c'est que de rédiger un CV, passer des entretiens d'embauche, demander aux anciens passés à l'« ennemi », le grand Khâpital, de venir parler de leur expérience... parce que ça ne s'invente pas. Je ne parle même pas du peu de préoccupations des directions sur le devenir de leurs élèves, toutes tournées qu'elles sont vers la recherche (ah tiens donc, on y revient... mais pourtant, une École aussi normale soit-elle, sans élèves, ne va pas aller bien loin à moyen terme). Je doute qu'à l'université, on soit sensibilisé à ces problèmes non plus. Là encore, face aux ingénieurs, les gens issus du secteur académique sont desservis. Et si l'on me rétorque qu'il n'est pas dans la vocation des Ens d'envoyer ses élèves dans le privé, je rappelle qu'on est alors censé pantoufler le cas échéant et qu'il demeure une certaine hypocrisie à ce que l'État fasse signer un engagement décennal à ses recrues âgées de vingt ans, sachant que lui, se défausse totalement quant à l'avenir de celles-ci. Dans le même genre d'idées, il y a certaines années avec des agrégations dotées de moins de place que de Normaliens, ça la fout mal pour ceux qui avaient choisi d'être profs de prépa. Je parle des Normaliens, mais que penser de la responsabilité de l'État vis-à-vis des candidats au concours, qui proposait zéro poste à certaines agrégations l'année passée ? sachant que les rentrées en prépa agrég dataient déjà de quelques mois alors (on sait le nombre de postes vers décembre, si mes souvenirs sont bons).

Et toujours sur la question de l'attractivité, deux types de postes grosso-modo s'offrent au jeune docteur, ainsi que le rappelle Roud. La voie royale, car elle laisse beaucoup de liberté, permet beaucoup de souplesse dans la carrière (avec un temps mangé progressivement par les histoires de demandes de bourses, encore et toujours), le CNRS et autres EPST. La voie moins royale, maître de conférences, non qu'il soit honteux de l'être, mais parce que les conditions de travail sont sans comparaison : 192 heures de service par an, soit en moyenne 6 heures d'équivalents TD par semaine. Donc 6 heures de preparation minimum en plus, à son labo ou plutôt au calme chez soi (n'est-ce pas, madame Royal ?), soit à la louche, deux jours de bloqués pour l'enseignement, sans parler de la réunionite aiguë de certaines facs, de la surveillance des examens, la préparation des sujets, leur correction...

En grande majorité, on finit maître de conférences. On est uniquement jugé sur sa recherche alors qu'elle avance comme elle peut, souvent péniblement, à cause de la surcharge horaire de son enseignement. Ça fait très envie, n'est-ce pas ?!... (j'aime enseigner, mais autant... c'est une perspective qui ne m'enchante guère).

Et puis pour finir, je viens de recevoir une annonce pour un post-doc à Edimbourg, sur un sujet intéressant dans ma thématique, payé la bagatelle de 30 000 livres (45 000 euros) par an, pour une durée de deux à quatre ans... Côté français, on nous propose des post-docs généreusement payés allez... 24 000 euros nets (et encore j'ai vu des offres à 20 000 euros nets), d'un an sec, sans renouvellement... C'est attrayant une telle précarité ? Le plus triste, c'est que si j'en trouve un, de ces post-docs français, pour la rentrée prochaine, je vais le prendre pour assurer un retour dans la mère-patrie, et ce, pour de basses questions de politiques de recrutement... alors que d'un point de vue de l'enrichissement personnel et professionnel, il vaudrait mieux trouver quelque chose de moins précaire.

En France, on marche sur la tête à avoir autant cloisonné les secteurs. Et le plus triste, c'est qu'il y a pire ailleurs (Italie, Portugal) et qu'on y tend, alors que le bon sens voudrait qu'on en prenne le chemin opposé. Tout le monde nous envie le CNRS, nos politiques actuels ne pensent qu'à l'affaiblir, lui faire perdre toute sa substance, à défaut de pouvoir s'en débarasser comme ils le souhaiteraient.

Enfin on parle des jeunes chercheurs, mais pour la suite de la carrière, le manque de passerelle public/privé se fait cruellement ressentir. Des chercheurs las de leur état, et il y en a comme partout, n'ont pas non plus la possibilité d'évoluer dans leur carrière. Ouvrons ainsi les corps d'État à d'autres qu'une poignée de happy-fews à peine sortis de leurs bouquins !

Ouais bon, le Mawashi, il ferait bien d'arrêter là.

Anonyme a dit…

Excessivement intéressant tout ça, billet comme commentaires. Il existe une assez importante littérature sociologique consacrée à la recherche scientifique, notamment l'aussi utile que contestable La vie de laboratoire de Bruno Latour. Vous connaissez ?

Tom Roud a dit…

Merci pour le commentaire. Je ne connais pas ce livre, mais cela fait plusieurs fois qu'on m'en parle, il va falloir que je me le procure !

Matthieu a dit…

hmm, latour, celui qui se fait parodier par Sokal ?

Anonyme a dit…

J'arrive en retard dans la discussion, tant pis.

Excellent resume de Tom, quelques remarques en passant.

- oui, le salaire est important. On nous demande de plus en plus de mobilite. Soit. J'ai une compagne et deux enfants. J'en fais quoi ? A l'etranger mon salaire de post-doc nous permet de vivre a 4 (c'est pas le luxe, mais c'est decent : salaire net d'impot 2350 euros, loyer pour ~95 m2 : 600 euros). Un poste de MdC s'est ouvert recemment a l'ENS, pile-poil mon profil. Salaire ? "Entre 2000 et 2400 euros" net. Vous voulez vraiment savoir ce qu'on peut louer sur Paris avec ce salaire ? Alors, bien sur, on ne choisi pas la science par appat du gain, mais c'est un raisonnement qu'on tient souvent quand on est encore sans "charges" (quel mot !) familiale...

- non, meme si je trouve un poste en France, je n'y vais pas. Ce n'est pas seulement un probleme de salaire mais un probleme de moyens, humains et materiels, qui seront mis a ma disposition pour faire mon boulot. J'ai fait 1 an de post-doc en France (heureusement avec un salaire suisse), ca m'a suffit.

- oui, je crois que le pb francais est du en partie au systeme de grandes ecoles. Non seulement un ingenieur est mieux place sur le marche du travail francais qu'un docteur (c'est assez unique dans le monde) mais en plus tres peu de PDG ont une culture de la recherche et la recherche privee francaise est tres tres faible.

- l'"egalitarisme" du systeme francais conduit a un systeme de recrutement aberrant, mais la je fais un commentaire sur ta note de debut janvier...

Tom Roud a dit…

Merci pour ce commentaire, en particulier sur la vie familiale. Je n'avais pas abordé ce point pour des raisons personnelles un peu douloureuses, je suis content que quelqu'un le fasse. Comme j'imagine beaucoup de gens aujourd'hui malheureusement, on peut toujours rêver pour concilier vie familiale et vie professionnelle, surtout quand on est un couple de chercheurs. Rien ne m'énerve plus que ce côté "science comme sacerdoce", qui fait que famille, conditions de vie... passent complètement à la trappe. Mais bon, c'est le lot je crois d'une tendance exacerbée à l'élitisme. Pourtant, un truc que personne ne sait est qu'aux US, les gens essaient vraiment de recruter "en couple"(dans la mesure du possible).

Apparemment, tu es plus "avancé" dans ta vie de chercheur et dans ta vie tout court que moi qui n'ai pas tout à fait perdu l'espoir d'arriver à faire quelque chose de décent en famille en France (il faut dire aussi que je n'ai pas besoin de gros moyens de recherche, ce n'est pas un hasard si nous sommes très forts dans les domaines qui ne nécessitent que papiers et crayons). Mais c'est clair que si je commence à m'installer de ce côté de l'Atlantique (si j'avais des enfants par exemple), je doute très fortement de rentrer un jour. Cette année sera probablement pour moi comme l'année charnière à ce titre.

Anonyme a dit…

J'ai decouvert le blog avec le dernier billet sur la marge d'erreur. Je trouve le billet tres interessant moi aussi, et je me permets moi aussi de donner mon experience, car je crois qu'elle est un peu differente de celles deja donnees.

Deja, je suis issue du cote sombre: prepa, puis "grande ecole", relativement bien cotee. Je commence deja par confirmer a mon echelle ce que plusieurs ont deja dit: on ne fait rien en ecole d'ingenieur, ou plus exactement, il est tout a fait possible de valider son diplome en n'ayant plus ou moins rien fait de substanciel. Les instances de l'ecole ne le disent pas comme ca, mais la valeur d'un diplome, c'est la valeur du concours, cad le rang du dernier admis. Il y a 4 grands concours d'ecoles d'ingenieur (les ENS ne sont pas des ecoles d'ingenieur, je ne les compte donc pas): X, Centrale, Mines et ENSI. Les ecoles font extremement attention au rang du dernier admis: si par exemple les Ponts, au lieu de selectionner jusqu'au 250e en section Physique, vont jusqu'a 350, c'est mauvais.

Les intervenants exterieurs (comprendre des gens issus de l'entreprise) nous disent les choses beaucoup plus directement: on s'en fout de ce que vous etudiez, ce qui compte, c'est de quelle ecole vous venez. Rejeter entierement la faute sur les ecoles serait un peu injuste, cependant. Mais bon, j'arrete la sur ce point, sinon ca va faire trop HS.

Bref, mon ecole, a la sortie, c'est 30 % de conseil, 10 % en banque, etc... que des metiers qui n'ont rien d'ingenieur; j'ai commence alors a partir de ma 2e annee a m'orienter dans les filiers les plus techniques, puis j'ai fait un DEA en meme temps que ma 3e annee, et je fais maintenant une these depuis un peu plus d'un an au Japon (je n'ai pas trouve de bourse en France). D'un point de vue carriere, c'est quasiment du suicide: chaque annee que je passe apres mon diplome est une annee qui sera impossible dans le contexte actuel a valoriser en France, et mon diplome de grande ecole de plus en plus diminue en valeur. Un exemple typique, c'est mon pere, lui aussi issu d'une ecole d'inge, qui me reprochait de ne pas vouloir sortir de la vie d'etudiant en faisant une these (limite je faisais ma crise d'adolescence, parce que je voulais pas faire du conseil ou de la banque, qui est la vraie vie comme chacun sait; je caricature a peine).

La ou je mettrais un gros bemol quand meme concernant les commentaires sur grandes ecoles, c'est la recherche qui serait inexistante. C'est totalement faux. Typiquement, j'ai obtenu ma bourse au Japon, et j'ai ete pris entre autre parce que mon ecole a un labo tres repute dans le domaine (du moins, c'est que mon prof m'a dit). Il y a de la recherche en ecole, il y a de tres bons labos, de tres bons profs aussi. Le probleme, c'est surtout que la plupart des eleves ne seront jamais entre en contact avec.

Tout ca pour dire que personellement, meme si je considere le systeme des grandes ecoles comme une des raisons pour lesquelles la recherche francaise est de plus en plus malmenee, je pense que c'est plus le revelateur qu'autre chose. C'est plutot l'esprit prevalant en France vis a vis de la recherche qui rend la recherche totalement ininteressante pour quelque'un sortant de grande ecole, plus que les grandes ecoles en soi.

Typiquement, quand je vois ma bourse actuelle de 1400 euros en bossant 60 a 70 heures par semaine, et des copains de promo qui gagnent pas loin du double en bossant rarement plus de 50, il y a de quoi se demander si je suis pas un peu maso :) Et encore, 1400 euros, c'est plutot pas mal compare a la France si on est thesard sur Paris.

Anonyme a dit…

Juste pour poster mon expérience, qui conforte malheureusement ce que david décrit..

Je suis en train de terminer ma thèse en informatique, au royaume uni, après un parcours assez libre... iut, école d'ingé, boulot, puis dea et thèse. Pour diverses raisons je suis là en train de chercher un job dans l'industrie pour l'après thèse.

En mettant mon cv en ligne plusieurs ssii françaises m'ont contactées (bien qu'à la base je cherche ici, mais bon!)... la plupart se foutent complètement de ce que j'ai pu faire en thèse (elles regardent uniquement mon diplôme d'ingénieur), et... proposent des salaires inférieurs à ce que je gagnait avant de commencer ma thèse!

Donc oui, ce n'est pas juste une vague impression: les boites en france considèrent un doctorat comme un "moins" :-) et très, très rarement comme 3 ans d'expérience.

Alors certes, si on fait une thèse, ce n'est pas pour l'argent, c'est d'abord parce qu'on aime la recherche... mais quand même... si on ajoute à ça que les conditions de recherche sont infiniment plus confortables ici qu'en France (en terme de moyens, etc), c'est pas très encourageant pour l'avenir :-/

Et puis les docteurs sont plutôt assez recherchés dans l'industrie par ici, et pas cantonés à la fac...