Carnet du petit Tom : Physique, biologie et évolution...

02 janvier 2007

Lecture : l'équation de Kolmogoroff

L'une des missions de l'académie des sciences fleure bon le temps jadis, où la science n'était encore qu'un passe-temps de nobles oisifs dissertant sur la nature du hasard ou sur des considérations arithmétiques : il s'agit du recueil et de la conservation de plis cachetés. Concrètement, imaginons que vous fassiez une découverte scientifique et que vous ne souhaitiez pas la publier tout de suite, vous pouvez alors rédiger un court article et l'envoyer sous un pli cacheté à l'académie des sciences, qui le conservera jusqu'à ce que vous ou l'un de vos héritiers accepte de l'ouvrir (ou après un siècle d'attente). L'intérêt essentiel est de prouver l'antériorité de vos résultats non publiés. Vous pouvez par exemple mettre au défi un collègue de résoudre un problème avant vous, et comparer par la suite les dates du pli cacheté avec solution du problème (à l'image des frères Bernoulli). Les périodes de guerre sont également propices au dépot de plis cachetés : si votre pays est envahi par une puissance étrangère, vous pouvez ainsi mettre à l'abri vos résultats novateurs et vos brevets (à l'image de la pile atomique de Frédéric Joliot-Curie). C'était peut-être aussi l'intention du soldat Wolfgang Doeblin (ayant émigré avec sa famille hors d'Allemagne en 33 et naturalisé français en 36 sous le nom de Vincent Doblin) lorsqu'il envoie son pli intitulé "sur l'équation de Kolmogoroff" à l'académie des sciences. Engagé dans la "drôle de guerre", il passe la majeure partie de son temps libre à continuer ses travaux mathématiques et essaie régulièrement de les mettre à l'abri. Lorsque l'ordre est donné de se rendre et que sa capture est certaine, ce descendant de juif allemand, n'ayant que trop conscience du funeste destin qui l'attend, préfère se donner la mort dans une grange de l'Est de la France...

Marc Petit nous relate le destin tragique de Doeblin (fils de l'écrivain Alfred Doeblin), tout en restituant un tableau saisissant du petit monde scientifique de l'entre deux guerres. Le petit monde clos des maths, hyper élitiste et hyper masculin, ne semble pas avoir beaucoup changé ! Les anciens "taupins" rencontreront des noms familiers comme Borel, Paul Lévy, Hadamard ou encore Stephan Banach. L'exode des scientifiques juifs (en France tout d'abord, puis aux Etats-Unis) est aussi décrite de façon dramatique...

Le fameux pli sera décacheté en 2000, après autorisation donnée par l'un des frères Doeblin. Le monde des maths découvre alors que Wolfgang avait découvert avant tout le monde une équation fondamentale dans le domaine des équations différentielles stochastiques, l'équation d'Itô, bien connue des
amateurs de maths financières et des physiciens statisticiens...

J'ai beaucoup aimé ce récit de Petit. D'un point de vue général, le côté "histoire des sciences" m'a beaucoup plu : il est par exemple amusant de voir que le domaine des probabilités n'avait pas très bonne réputation dans les années 30; certaines anecdotes sur les scientifiques sont aussi très instructives; leur destin d'homme est en revanche beaucoup moins drôle. J'ai vraiment été très touché par le destin de la famille Doeblin, prise dans le tourbillon de l'Histoire, émigrant plusieurs fois, déracinée, endeuillée.

Références :

L'équation de Kolmogoroff : Vie et mort de Wolfgang Doeblin, un génie dans la tourmente nazie (Poche) de Marc Petit
Un résumé de la vie de Doeblin


PS : je me suis demandé pendant quelques dizaines de pages à quoi correspondait cette fameuse équation ce Kolmogoroff. Il s'agit en fait de l'équation de Chapman-Kolmogorov !

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