Carnet du petit Tom : Physique, biologie et évolution...

20 janvier 2007

Odalisque, mille-pattes et segmentation


Vous avez sans doute déjà entendu parler de la Grande Odalisque d'Ingres, bien connue pour sa descente de rein très exagérée... Il se trouve en effet que l'anatomie de la belle n'est pas réaliste, puisqu'elle compterait trois vertèbres surnuméraires (une étude récente irait même jusque cinq). De fait, le nombre de vertèbres chez l'adulte est normalement très contrôlé : à l'intérieur d'une espèce, il n'y a en général pas de variabilité. J'ai déjà parlé ici du processus de somitogenèse lors de la formation de l'embryon, couplant une horloge de segmentation à un front de différentiation. Or, des expériences de chocs par température chez différents vertébrés ont montré qu'il n'y a rien d'intrinsèque dans le processus de formation limitant le nombre de somites. Cela signifie en fait qu'il y a un autre processus chargé d'arrêter la somitogenèse, mais indépendamment du nombre de somites déjà formé.

Cela rend par conséquent le processus assez plastique : en gros, il existe le module de formation de somites (horloge+front) qui est capable de générer des somites ad vitam aeternam, et un autre module qui va stopper le module précédent et fixer le nombre de somites. Une mutation sur ce deuxième module, et vous changez le nombre de vertèbres : c'est probablement ainsi que les serpents par exemple (plus de 200 vertèbres !) ont pu évoluer.

Des découvertes spectaculaires assez récentes viennent de confirmer cette vision. Retournons 500 millions d'années en arrière et rendons visite à l'ancêtre commun de tous les bilatériens (en gros tous les animaux ayant un plan de symétrie), j'ai nommé Urbilateria. Une des grandes questions du domaine de l'"Evo-Devo" est de savoir si Urbilateria était segmenté (i.e. son corps décomposable en segments "indépendants") : si c'était le cas cela signifierait que tous les processus de segmentation connus sont homologues. Une vertèbre humaine et un segment du corps d'un insecte seraient des structures dérivant d'une même structure ancestrale ! Or, il se trouve que plusieurs indices récents confirment cette homologie (j'en parle dans le billet sur Urbilateria). Et il se trouve que du côté de nos amis invertébrés existent des animaux tout à fait fascinant, les mille-pattes. Le processus de formation des segments des mille-pattes est très analogue à celui des vertébrés, avec des segments se formant les uns après les autres dans une zone de croissance. En général et comme pour les vertébrés, le nombre de segments est fixé. Grosse surprise récente : dans certaines espèces, on s'est aperçu que le nombre se segments variait d'un individu à l'autre ! Ainsi, non seulement les femelles ont plus de segments que les mâles (comme notre Odalisque ;) ), mais encore le nombre de segments dépend directement des conditions environnementales : lattitude, climat... confirmant de façon assez étonnante l'existence et la plasticité du second module arrêtant la segmentation. Je trouve cela fascinant !

Références :

Arthur W, Chipman AD (2005) The centipede Strigamia maritima: what it can tell us about the development and evolution of segmentation. BioEssays 27:653-660.

Un article plus détaillé sur pharyngula.org .




2 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est super intéressant! 3 questions (je n'ai pas lu l'article).
1)Y a t-il variation interindividuelle du nombre de segments dans un lieu donné, ou entre individus appartenant à des "communautés" différentes? 2) Sait-on si ce sont des mutations génétiques ou épigénétiques qui modulent le système "stop segmentation"?
3) Penses-tu que ce modèle soit finalement comparable à tous les processus survenant au cours du développement, avec une phase de prolifération jusqu'à un signal d'arrêt?

Tom Roud a dit…

Salut

1)Y a t-il variation interindividuelle du nombre de segments dans un lieu donné, ou entre individus appartenant à des "communautés" différentes?

Apparemment, c'est plutôt entre des individus appartenant à des communautés différentes (prélude à la spéciation ?)

2) Sait-on si ce sont des mutations génétiques ou épigénétiques qui modulent le système "stop segmentation"?


C'est je pense épigénétique ici. Mais c'est assez dur à vérifier : le cycle de vie de l'animal prend plusieurs années, donc c'est quasiment impossible de faire de la génétique.

3) Penses-tu que ce modèle soit finalement comparable à tous les processus survenant au cours du développement, avec une phase de prolifération jusqu'à un signal d'arrêt?

Je dirais que oui, ici c'est ce qui se passe à mon avis !