Al Gore et la raison
Al Gore est partout en ce moment. En couverture de Time Magazine. Sur CNN interviewé par Larry King. Sur des chaînes locales du câble, participant à des débats (participatifs ?). Il sort en fait ces jours-ci un livre, intitulé The assault on Reason (suivre le lien pour un extrait), dans lequel il livre son diagnostic sur les années Bush, années qui ont coïncidé, selon lui, à une négation de la raison au profit... d'on ne sait trop quoi à vrai dire, une espèce de paresse intellectuelle, de facilité, de malhonnêteté dans l'analyse des événements aboutissant à des prises de décision absurdes aux motivations soit inavouables, soit bêtement irrationnelles. Attaque frontale contre tout un système, son livre sonne comme une alerte rouge :
American democracy is now in danger-- not from any one set of ideas, but from unprecedented changes in the environment within which ideas either live and spread, or wither and die. I do not mean the physical environment; I mean what is called the public sphere, or the marketplace of ideas.Gore s'attaque violemment à la télévision, qu'il accuse, en gros, de n'être qu'une vaste entreprise de fabrique de crétins. Il livre également quelques anecdotes amusantes sur les "manipulations" des élections. Il raconte comment la politique américaine s'emploie aujourd'hui à "segmenter" les propositions, afin d'individualiser au maximum les propositions, ou encore comment les sondages "qualitatifs" ont été utilisés quotidiennement dans ses propres campagnes afin d'orienter son discours et de favoriser les sondages. A méditer après notre propre campagne électorale.
Les solutions proposées par Gore sont à la fois simples et novatrices : le développement de nouveaux agoras publics (notamment via internet) et la réhabilitation de la Raison.
As a result, our democracy is in danger of being hollowed out. In order to reclaim our birthright, we Americans must resolve to repair the systemic decay of the public forum. We must create new ways to engage in a genuine and not manipulative conversation about our future. We must stop tolerating the rejection and distortion of science. We must insist on an end to the cynical use of pseudo-studies known to be false for the purpose of intentionally clouding the public's ability to discern the truth. Americans in both parties should insist on the re-establishment of respect for the rule of reason.
Qu'il est bon de voir un appel à la raison (que je crois sincère), par un ex-homme politique qui n'a plus rien à démontrer sur ce plan [1] !
Le plus fascinant est qu'il se met en place au même moment le discours antisymétrique. L'Amérique bushiste fait bloc : Gore l'attaquant sur plusieurs fronts, elle contre-attaque aussi sur plusieurs fronts. Ainsi, uncommondescent, le blog central du mouvement du dessein intelligent (ID) mène actuellement une campagne ... dénonçant le discours sur le réchauffement climatique ! Il est assez fascinant de voir comment les partisans de l'ID s'attaquent maintenant aussi aux théories sur le réchauffement climatique, utilisant exactement les mêmes arguments rhétoriques et contre-expertises que dans leurs critiques de la théorie de l'évolution. En matière de discussion sur le climat, c'est d'ailleurs assez courant et assez facile : méconnaissance totale des ordres de grandeur, confusion entre corrélation/cause et conséquence, oubli volontaire ou distorsion des mécanismes de couplage et de rétroaction... Etonnant de voir comment, d'un côté comme de l'autre, les mouvements de pensées se structurent en blocs cohérents : face aux appels à la science et à la raison des "liberals" "pro"science et "anti" guerre en Irak, le mouvement du dessein intelligent veut pouvoir tranquilement croire en la Bible, rouler en gros 4x4 polluant et casser la gueule des ennemis désignés.
Pour conclure sur une note française, j'ai le sentiment qu'aujourd'hui la même cohérence semble émerger chez nous: ceux qui croient au gène de la pédophilie se rapprochent de ceux qui peuvent prôner un mode particulier d'interventionnisme extérieur, dénoncer le discours sur réchauffement climatique, tout en copinant avec les grands médias pourvoyeurs de saines distractions. Le discours politique ne fait plus appel à l'intérêt général, mais plus au souci individuel, privilégiant l'émotion sur la raison. OK, je concède qu'on a eu aussi la petite pique de Bayrou contre les médias, mais quel homme politique français oserait affirmer que TF1 n'est là que pour laver le cerveau des télespectateurs [2] ?
L'Amérique, au moins, possède un Al Gore [3], qui, s'il l'exclut pour l'instant, ne ferme pas la porte à une candidature pour la présidence 2008. Chose impensable dans la France de 2002-2007, il a même affirmé hier soir à Larry King sur CNN qui revenait de manière insistante sur le sujet qu'étant encore à 500 jours des élections présidentielles, toute cette agitation était bien prématurée, précisant qu'il était résolument opposé à cette espèce de campagne électorale permanente actuelle (sous-entendant peut-être - wishful thinking - que sa position sur sa candidature pourrait évoluer plus près des échéances). Ah, si seulement Al Gore était français... mais peut-être pour le monde est-il aussi bien qu'il soit américain.
[1] Gore est un des rares a avoir voté contre la guerre en Irak; je ne parle évidemment pas de son action permanente pour vulgariser le réchauffement climatique. Pas simplement un homme de discours, donc. N'oublions pas non plus que Gore valorise constamment ses études universitaires, racontant notamment sa prise de conscience lors de ses premiers cours sur le réchauffement climatique, ayant aussi rédigé des mémoires sur l'influence des médias sur la société.
[2] OK tout le monde le sait vu que Le Lay lui-même l'a reconnu... enfin, tout le monde, disons surtout tout le monde bien informé
[3] Al Gore lui même n'étant que la face émergée et visible d'un iceberg, d'un mouvement de pensée très vivace aux US ... mais totalement éteint et desorganisé chez nous ;(
8 commentaires:
ne soit pas si caricatural... ni sur les américains, ni sur les français.
Salut Tom,
Tu écris: "méconnaissance totale des ordres de grandeur, confusion entre corrélation/cause et conséquence, oubli volontaire ou distorsion des mécanismes de couplage et de rétroaction..."
Ca m'intéresserait d'avoir le regard d'un matheux sur ces problèmes. Est ce que tu pourrais développer un peu ta pensée là dessus sur le cas précis du réchauffement? - mais en partant vraiment de zéro, stp... c'est quoi la différence entre le couplage et la rétroaction ?
A+
Gono
@ matthieu : peut-être que moi aussi je devrais écouter plus la raison... mais quand même. J'ai passé quelques temps en Pennsylvanie, je suis allé par exemple à un office typique de chrétiens évangélistes (qui se décrivent eux-mêmes comme l'Amérique de Bush). Et honnêtement, la réalité dépasse grandement la caricature, c'est tout. Je crois même que le mouvement de l'ID, tentant de contre-argumenter par des arguments scientifiques, représente une certaine "élite". Dans les universités de la côte Est, je pense qu'on est complètement hors de la véritable Amérique. Il suffit d'ailleurs d'allumer la télé 5 minutes pour le voir...
Quant à la France, désolé aussi, mais je connais personnellement plusieurs exemples bien plus caricaturaux. Même sur des blogs sérieux on lit des arguments du genre "ils nous font chier avec le réchauffement climatique".
@ Gono : promis je te réponds dès que j'ai plus le temps.
@ matthieu 2: je reconnais quand même que j'ai caricaturé dans le passage suivant notamment :
"le mouvement du dessein intelligent veut pouvoir tranquilement croire en la Bible, rouler en gros 4x4 polluant et casser la gueule des ennemis désignés."
Ah la la, dur dur de bloguer. Mea Culpa.
@Tom : oui, je parlais de ce passage :-) et pour la france, le passage "ceux qui croient au gène de la pédophilie se rapprochent de ceux qui peuvent prôner un mode particulier d'interventionnisme extérieur, dénoncer le discours sur réchauffement climatique, tout en copinant avec les grands médias pourvoyeurs de saines distractions." est assez criticable aussi...
cela dit, je suis d'accord sur le fait que les universites de la cote est ne sont pas representative d'une bonne partie de l'amerique (mais representative d'une autre bonne partie ?). Et mon esprit cartesien mecreant est toujours aussi stupefait de l'importance de la religion aux USA (quelle que soit la position desdits croyants sur les sujets de la guerre en Irak ou du rechauffement climatique)
@ Matthieu : OK, dit comme ça, c'est caricatural... Alors je vais le dire autrement : les opinions politiques sur des sujets différents sont très souvent corrélées. Par exemple, si tu es pro guerre en Irak, tu as de plus grandes chances de ne pas croire au réchauffement climatique ou d'être contre l'avortement aux US. Ce n'est pas tellement différent de ce que tu décrivais dans ce billet. Si pour m>1 où m est le nombre "d'axes politiques" tu as au plus trois clusters d'opinions, cela veut forcément dire que des opinions sur des sujets très différents vont se retrouver corrélées, et cela n'a rien de caricatural. A titre d'exemple personnel, les seules personnes dans mon entourage qui ont "contesté" la réalité du réchauffement climatique ont voté Sarkozy aux deux tours, et ont par exemple une vision que je qualifierais "d'essentialiste" de la responsabilité individuelle (dont une version extrême est cette histoire de gène de la pédophile). Dans un registre différent, les partis libertariens sont quasiment inexistants en France. Evidemment il existe des variabilités, des exceptions, mais je pense que ces clusters d'opinions existent vraiment.
Ah oui MERCI à Al Gore de nous rappeler qu'une Amérique non Bushienne existe, et merci à ce billet de nous rappeler les activités d'Al Gore !!
Ca me rappelle d'ailleurs que ça m'avait fait rire (jaune) quand Bush était passé en 2000 contre Gore à cause de la défaillance des bulletins de vote de Floride, bulletins dits "papillons" à cause de leur format. Un bel "effet papillon" en effet que ces bouts de cartons qui allaient décider de la politique énergétique des US pendant (au moins) 10 ans ...
@ Yogi : merci de me rejoindre dans l'admiration d'Al Gore. Ce serait vraiment cool s'il se représentait; il me semble avoir une carrure toute autre qu'Hilary et Obama. Et puis il a un côté "loser" grandiose qui plaît à mon côté Frenchie.
Mais bon, les Américains disent :
- qu'il est très intelligent, mais chiant comme la mort quand il parle (moi je ne trouve pas mais bon...)
- qu'il a été profondément meurtri par son échec de 2000 (on peut le comprendre)
Sinon, à propos de l'effet papillon, je trouve que c'est très très bien vu !
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